Intervention pour « Paysages Invisibles » – Atelier de recherche proposé par Frédérique Aït-Touati (cycle « Arts de dire, arts de voir dans un monde abimé » imaginé par Marielle Macé)

Organisée par Nanterre-Amandiers, Marielle Macé, auteure associée à Nanterre-Amandiers, et les chercheuses Frédérique Aït-Touati et Alice Leroy.

Lundi 3 février 2020 – CDN Nanterre-Amandiers (92)

Avec le centre dramatique Nanterre-Amandiers, l’EHESS, l’école des arts politiques SPEAP.

Plus d’infos sur la journée et le cadre de l’intervention

Invité par Frédérique Aït-Touati à parler des liens entre urbanisme, sols, vivants, j’ai raconté ma pratique et échangé avec les participants de l’atelier autour de la possibilité d’un urbanisme attentif au sol.

Mes notes :

Si les travaux si stimulants de Frédérique Aït-Touati autour du sol, du sous-sol, de la terre et des manières de présenter et représenter ces éléments (Terra Forma. Manuel de cartographies potentielles – B42, 2019) peut interroger la pratique plus urbanistique que j’essaie de mener, c’est en questionnant la place assigné au « sol » en urbanisme. Si cette discipline hybride, tiers technique, tiers pratique, tiers savante (quelque chose comme ça) appréhende le sol c’est en premier lieu pour gérer son occupation par les activités humaines. Le sol est alors, au mieux, un espace bidimensionnel, disponible (« zuhanden », on aurait envie d’écrire en risquant un renvoi au concept heideggerien) pour la production et l’existence des humains. Au mieux, car l’hégémonie des Systèmes d’Information Géographique pour la représentation de l’espace habité en urbanisme, tend peu à peu à effacer son existence même, en en faisant à peine un fond de carte, un «canevas photoshop », une donnée immédiate et informe de la conscience urbanistique.

Il nous semble qu’une approche pédologique invite à envisager le sol comme un substrat de la vie, peu épais et radicalement irremplaçable. En ce sens, ce que l’urbanisme appelle l’artificialisation des sols est une opération centrale de l’homme anthropocène consistant à détruire rapidement (environ 60 000 hectares annuellement en France – les chiffres diffèrent selon les modes de calcul) le substrat bio-physico-chimique qui est source et moyen de sa propre existence. On comprend dès lors l’importance que les politiques publiques tentent de donner à la lutte contre cette artificialisation (voir le récent rapport, pour le compte du premier ministre, autour de la thématique) et ses parents : étalement urbain ou construction d’infrastructures inutiles.

Différents terrains d’actions m’invitent à constater en quelle mesure ces injonctions fondamentales pour la possibilité même de la vie humaine sur terre buttent sur une pratique urbanistique qui peine à décliner ces enjeux sur le réel. Concernée par des questions de pouvoir, épuisée par le rythme de la démocratie représentative, confrontée à des espaces (et des personnes parfois) abîmés, cette pratique, dans les faits plus intuitive et gestionnaire que planificatrice et performative, semble manquer de chemins pour une considération épaisse et attentive des formes et richesses du sol vivant.

Je corrèle volontiers ces observations avec celles, connexes, de Sabine Barles lors du colloque Urban Feedback de Grenoble (organisée par l’UMR PACTE fin janvier 2019 – voir par là). Elle constatait et regrettait le manque de travaux de recherche en urbanisme s’intéressant aux effets de l’écologisation de l’urbanisme sur la biosphère. En un mot résumant, Sabine Barles disait : si on étudie franchement les effets de l’écologie sur l’urbanisme et ses processus professionnels, on étudie peu les effets de l’urbanisme sur le réel, notamment par rapport à ses intentions écologiques. Et si je reprends la responsabilité du propos je dirai que ce détournement du regard de la recherche répond assez bien aux impasses pratiques de la déclinaison des objectifs écologiques. Pour ne pas avoir de fièvre, le mieux, c’est de ne pas prendre sa température.

N’incriminant aucun des acteurs de l’urbanisme (ni les habitants qui « voudraient mal », ni les élus qui tricherait, ni les techniciens, etc), je m’interroge, à l’aune de ces observations, sur la possibilité d’une ressaisie morale des pratiques de production de l’espace. Dans quelle mesure, un outillage permettant de dégager des conditions de possibilité pour des actions individuelles et collectives conformes aux visées des personnes et de collectifs, permettrait-il d’appréhender les attachements biologiques radicaux entre ce qui manifeste de la vie, et de placer ces attachements à la racine de l’acte d’aménagement ?

Plus concrétement, invitation faite aux “innovateurs” (dans lesquels je m’inclus volontiers) à prendre garde à la manière dont les processus et les dispositifs professionnels dans lesquels ils s’insèrent (parfois au prix de rude parcours professionnels, sécants et précaires) peuvent les éloigner de leur intention et, pire encore, de l’attention aux intentions des personnes avec qui ou pour qui ils produisent de l’espace. Dit autrement encore, cette réflexion rapide m’amène à une certaine précaution, au nom de l’attachement radical entre les vivants, vis-à-vis de la « mise en profession » de la production de nos espaces de vie et de l’action amorale – et non pas immorale – qu’elle tend à développer. Si cette hypothèse s’avérait pertinente, il serait urgent de partager plus largement l’activité de production de l’espace et surtout, de ne jamais agir sans s’assurer que cette action est moralement envisageable, j’entends par là qu’elle relève d’une ou plusieurs visées de vivants et de collectifs de vivants concernés par cette action.

Pascal Ferren – L’inverse de la fusée